Réflexion - Introduction : L'ombre dans l'art


L’ombre, dans son essence, est un sujet complexe et particulièrement paradoxal. Puisqu’un monde empli d’ombres, est un monde sans lumières : pourtant, sans lumière, comment discerner l’ombre ? A la fois métaphore de l’homme et de ses travers (esprit manichéen du bien et du mal) mais aussi celle des règles de la nature (jour/nuit), le sujet de l’ombre semble sans nuances, et paraît pourtant en avoir mille. Ce qui le rend encore plus intéressant, mais surtout difficile à traiter de façon raisonnée. Curieusement, le domaine de l’ombre est un domaine qui, aux yeux de l’art et du monde, appelle à l’inconscient et à la rêverie, sans que l’on puisse réellement définir pourquoi.

Nous pourrions commencer cette analyse sur l’ombre dans la nuit, les lieux sombres, suscitant la peur et les inquiétudes, révélateur des angoisses diurnes. Après tout, quel enfant n’a jamais craint l’arrivée de la nuit et les ombres dans la chambre, formées par un rai de lumière trop subtil pour le discerner vraiment ? Cette crainte de la nuit tient beaucoup à celle des ombres, puisqu’elles appartiennent au domaine de l’insaisissable et pour l’enfant, tiennent de l’incompréhensible (comment le tas de vêtements nonchalamment laissé dans un coin peut-il devenir, au mur, un visage de sorcière effrayant ?). Cette incompréhension fascine, notamment dans la création des ombres chinoises, elle intrigue : mais surtout, elle inquiète. Ce motif de l’ombre, vécue par un personnage enfantin, est largement usitée dans La Nuit du chasseur, film de Charles Laughton. Le faux ecclésiaste, sombre et malsain, représente un danger pour les enfants, personnages principaux de l’histoire. Cette ombre met en danger, et symbolise à la fois les craintes des personnages (l’arrivée à cheval de l’assassin, uniquement perçue comme une ombre depuis la grange), et la menace réelle qui plane sur la maison (la main qui se lève avant l’assassinat de la femme). Elle est vécue par le spectateur comme un réveil des craintes enfantines au sujet de l’ombre : celle qui, dans la pénombre, guette et attends les premières impressions de faiblesse, celle qui pousse les parents à acheter des lampes d’ambiance pour favoriser le sommeil. Dans le film Psychose d’Alfred Hitchcock, le motif de l’ombre atteint un degré légèrement différent : sans faire spécialement appel à la sensibilité de l’enfant qui demeure chez le spectateur, il éveille son appréhension. Le sentiment que quelque chose d’insaisissable et d’implacable menace d’arriver, et qu’il est impuissant face à l’événement. L’ombre est ici un signe funeste, celui de l’irrémédiable, et surtout de la mort. L’iconographie du danger est fréquemment associée à celle de l’ombre : dans la culture littéraire actuelle, comme dans le célèbre Harry Potter de J.K Rowling, le mage noir Voldemort, avant de renaître de la main de ses disciples, vit en tant qu’ombre. Elle plane autour de la vie des sorciers, sans jamais quitter leurs vies, se déplace parmi les ombres de la ville, et peine à se matérialiser. L’appréhension qui découle de cette ombre (quand apparaîtra-t-elle ? quelle menace représente-t-elle ? De quoi est-elle capable ?) est en un sens bien plus terrifiante que l’apparition physique du personnage en lui-même. No Country for old men en est un bon exemple : l’assassin, psychiquement instable, ne possède pas d’ombre. En ce sens, il incarne les craintes, la mort, la distorsion du réel et de la conscience.

L’ombre est ainsi profondément liée à la souffrance et aux peurs. Elle est également un fort représentant du thème de la gémellité, du double. L’homme, s’il en est un, possède une ombre (et lorsqu’il n’en possède plus, il devient vraisemblablement créature de la nuit, sans vie et sans âme, tels que les loups-garous et les vampires dans l’imaginaire collectif). C’est donc, à priori, une de ses conditions sine qua non : puisque, dans l’art, l’ombre appartient et symbolise l’âme humaine. Elle est également capable, dans certaines œuvres, de prendre vie : nous pourrons citer ici l’emblématique ombre de Peter Pan, que l’on est obligés de coudre aux chaussures du propriétaire (une reprise comique, produite par la BBC, insiste d’ailleurs sur cette ombre « vivante », puisqu’elle est matérialisée par un autre acteur), mais également la récente saga jeunesse de la Passe-Miroir. En effet, dans ce récit, la personnage principale vit dans un monde que nous caractérisons comme un mélange de fantastique, fantasy, et de postapocalyptique : en un mot, l’univers fonctionne, sans que nous puissions réellement lui apposer de spacio-temporalité. Dans cet univers, l’héroïne est une passe-miroir : ce pouvoir lui permet de traverser différentes surfaces réfléchissantes, et de se téléporter dans la suivante, à condition qu’elle en connaisse l’emplacement exact et n’en demeure pas trop loin. Cependant, lors de son enfance, l’héroïne libère, en passant à travers le miroir, son Ombre, celle qui y était coincée, et renfermait l’âme d’un métamorphe, se comportant à la fois comme créature mystique, reflet ou ombre. Celle-ci ravage peu à peu l’univers du roman, jusqu’au troisième tome, ou de plus profondes réflexions sur la personnalité, la gémellité et l’ombre/le reflet, prennent place parmi les éléments fictifs. Car effectivement, l’ombre s’est dissociée de l’homme : elle a alors acquéri des particularités exceptionnelles, dont celle de l’intelligence. Elle devient alors une menace pour son propriétaire, alors même qu’elle fait partie de lui : cette thèse est identique à celle du philosophe Abel Yanguel lorsqu’il déclare que le plus grand ennemi de l’homme est l’homme lui-même. Sous couvert d’un roman pour adolescents, l’auteure aborde un sujet bien plus sensible : la connaissance de soi, mais aussi la méfiance de soi-même. L’héroïne crée, d’une certaine façon, sa propre destruction : cette symbolisation par l’ombre est à la fois puissante et forte, aussi subtile que compréhensible. Elle est le mélange malsain de toutes les craintes, toutes les douleurs, et toute la mesquinerie primale de l’héroïne, une sorte de condensé maléfique et intriguant. Cela n’est pas sans rappeler le résumé du Horla, d’un Maupassant malade et dément : Quel est cet être impalpable et mystérieux, cette présence tapie dans l'ombre, prête à bondir pour posséder sa proie ? La créature, plus qu’un véritable monstre, est en effet la projection des angoisses de l’auteur, et de ses hallucinations quasi démentielles, et prend sa forme en tant qu’ombre angoissante, parmi autres ombres.

Haruki Murakami, dans La Fin des temps, explore à la fois cette thématique de la gémellité, des rêves, de l’angoisse et des ombres. Pour le contexte, le récit se place dans deux univers sensiblement différents : l’un se déroule dans un Tokyo moderne et pourtant curieux, où vivent des créatures monstrueuses et indescriptibles (les Ténébrides), où les informations sont codables dans les cerveaux humains, où les personnages (tous) sont anonymes et presque, dans un sens, insensibles. De l’autre, le récit prend place au cœur du Pays des Merveilles sans merci, un univers onirique où vivent les licornes, des hommes étranges et sans âme, et où le liseur de rêves déchiffre ceux des autres dans ces crânes de licornes. A première vue, le récit est étrange et difficilement compréhensible : en réalité, il résulte du pur génie. La force de l’œuvre est de ne jamais pouvoir prédire la suite, ni même d’en trouver les failles : tout paraît à la fois terriblement faux et dramatiquement réel. Difficile d’en sortir indemne. Mais venons-en aux faits : les passages les plus cruciaux, et les plus sensibles, tiennent au sujet de l’ombre.

En effet, les premières indications du Pays des Merveilles sans merci sont cruciales : le pays dans lequel se rend le héros sans nom est protégé par une immense muraille qui, après lecture, pourrait s’apparenter aux frontières de la conscience et à l’ouverture de celles de l’inconscient, l’accès aux rêves. Pour pénétrer au cœur de ce lieu (et sans qu’il sache pourquoi, le héros DOIT s’y rendre, ce qui fera écho à la vie du personnage de l’autre monde lorsqu’il doit tenter de comprendre son subconscient), il doit accepter de donner de façon irrévocable son ombre au gardien. Celui-ci la lui tranche, et propose de la conserver près de lui, de la faire travailler, jusqu’à ce qu’elle meure, et que le héros puisse s’en trouver « débarassé ». Sans comprendre, le héros accepte, et démarre pour lui une nouvelle vie au cœur du Pays des Merveilles sans merci. Petit à petit, il découvre que les habitants de l’île ne possèdent pas de « cœur », c’est-à-dire que leur âme a disparu. Leurs souvenirs également, tout comme leurs émotions, une sorte d’ensemble indissociable. En approfondissant ses recherches, le héros comprend que cette perte d’âme et d’essence réside en la perte de leur ombre : et que tant que la sienne vit encore, il est crucial de la récupérer. Certes la vie au cœurs du Pays semble paradisiaque ; elle est en réalité utopique, puisque si la discorde, la haine, la rancœur ni vivent plus, c’est que l’amour, la joie et la passion n’existent plus non plus. Hors, le héros saisit le besoin comme étant vital, et représentatif de sa propre personne. Il monte alors un plan avec son ombre (qui dans l’ouvrage originel en japonais, est d’ailleurs décrit comme étant il et pas elle, car il est une personne à part entière, et ici masculine, une entité vivante, ce qui possède une importance capitale dans la compréhension des bases de l’histoire). Avant qu’elle ne meure et disparaisse, et que tout lien cesse avec son âme et sa conscience, le héros la libère. Une sorte de réinterprétation très libre du mythe d’Orphée.

Cette métaphore filée est à la fois complexe est intéressante, et construit tout l’intérêt de l’histoire, ce motif de la conscience, de l’inconscient, du rêve, de la réalité, d’un monde où la technologie prend un pas monstrueux sur l’humain, où les entreprises sont capables de tout contrôler et ici le cerveau et la mémoire, l’importance de l’âme pour l’homme et de son entretien, la subtilité entre le cœur, le corps et l’esprit, autant de sujets complexes et quasi oniriques, qui sont à la perfection retracé par l’auteur. A mon sens, cet ouvrage est l’expression la plus proche de ce à quoi se rattache nos vies, et nos personnalités ; et cet homme, prend tout son sens lorsqu’il retrouve son ombre, lorsqu’il rend permanent le fugitif.

Cette vision de l’ombre fait écho à celle des peintres et de leur rapport à la création, lorsque l’ombre était perçue comme celle de la fièvre créatrice. Elle évoque également l’annonciateur, l’inquiétude, la lutte de l’homme contre son ombre (contre lui-même ? cf. La Passe miroir), l’inspiration et l’âme. 

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