Chronique : Quand le Diable sortit de la salle de bain, Sophie Divry

QUAND LE DIABLE SORTIT DE LA SALLE DE BAIN

Autrice : Sophie Divry
Age : 16 +
Editeur : NOTABILIA

320 pages

Note : ★★★





Dans un petit studio mal chauffé de Lyon, Sophie, une jeune chômeuse, est empêtrée dans l'écriture de son roman. Elle survit entre petites combines et grosses faims. Certaines personnes vont avec bonté l'aider, tandis que son ami Hector, obsédé sexuel, et Lorchus, son démon personnel, vont lui rendre la vie plus compliquée encore. Difficile de ne pas céder à la folie quand s'enchaînent les péripéties les plus folles.

Après la mélancolie de La Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un roman improvisé, interruptif, rigolo, disgressif, foutraque, intelligent, émouvant, qui, sur fond de gravité, en dit long sur notre époque 


Avant toute chose, qu'on se le dise : Sophie Divry est un régal pour les amateurs de mots.

Après la Cote 400, Journal d'un recommencement et La Condition Pavillonaire, Sophie Divry signe ici son quatrième roman, dans une lignée similaire de sarcasme, d'humour et d'intelligence légèrement naturaliste que les précédents (malgré des sujets radicalements différents). 

Nous avions disséqué en cours, des années en arrière, La Condition pavillonaire pour les besoins du bac de français. En était sorti une comparaison - justifiée - avec le célèbre roman Madame Bovary, Flaubert. 

Ici, Sophie Divry applique sa plume à un exercice bien plus "interruptif", comme elle le cite elle-même dès les premières lignes du roman, moins classique, plus libérée. Semblable aux envolées lyriques de la bibliothécaire de son premier roman, Cote 400, l'héroïne présente ce qu'il faut d'autobiographie et de narration

Divisé en trois parties distinctes, à la façon d'une pièce de théâtre, l'ouvrage se présente de prime abord comme le récit plutôt sérieux d'une jeune femme au chômage, de ses tribulations de chercheuse d'emploi aux besoins sociaux d'une jeune femme de presque trente ans. De nombreux aspects de la vie courante moderne y sont abordés : les questions de relations et de cercle proche, de regards, de classes sociales ; elle s'empare (avec brio, aplomb et sincérité) de thématiques diverses telles que la famille, le sexe, l'amour, l'argent, la société capitaliste qui nous berce et nous entoure, la politique.

Son écriture, tout au long du roman, se livre à de nombreuses facéties, donnant à certaines portions, de temps en temps, un aspect clownesque. Destiné à faire rire, à interrompre, à jouer avec le lecteur comme on le ferait d'un spectateur au théâtre ; elle disgresse, détend, amadoue le cerveau afin de ne pas le perdre dans des élucubrations politiques. Entre ces phases s'épanouissent de belles analyses, toujours fines et adéquates, celle d'un regard acéré sur le monde qui vibre autour de nous, sur le passé, sur l'évolution des hommes. 

La plume de Sophie Divry exhale l'amour de la lecture, de la littérature, de prose, de vers, et de lettres en tout genres. Au fil des mots et des figures de styles, employées sans effort, nous devinons l'autrice et ses pensées, mais également ses goûts, ses fascinations, celles qui percent malgré elle dans l'héroïne. A coup de répétitions, d'énumérations et de néologismes (extrêmement fréquents et addictifs au long de la lecture), elle réveille le lyrisme ultime de la poésie, la courtoisie mondaine du théâtre, la flatterie verbale du roman. Sophie Divry mêle les genres, les absorbe, les offre, avec la facilité de celle qui a assimilé la connaissance au point de pouvoir s'en jouer avec pertinence. 

J'ai déploré, à un moment, la perte d'un fil conducteur qui me tenait en haleine, et m'a laissée perdue dans le paysage de mots, sans réelle indication sur la suite de l'histoire, le déroulement de l'intrigue. En d'autre termes, les interruptions de Lorchus (détestables, et personnellement trouvées hors de propos), et celles (bien plus occasionnelles, et plus distrayantes, d'Hector) ont fini par trop faire voir, derrière les phrases, celle qui tire les ficelles. Lors de la deuxième partie, il devenait difficile de ne plus imaginer l'autrice écrire pendant que je lisais, ce qui m'a rendu la situation particulièrement détestable. J'imagine, peut-être à tort, que le but recherché était d'ailleurs de jouer avec la figure du lecteur, sa participation à l'oeuvre ; ou peut-être le but, n'existait-il pas (le texte étant initialement présenté comme "pas sérieux"). J'imagine d'ailleurs Sophie Divry jeter une oeillade sarcastique sur cette chronique, l'ouvrage n'étant clairement pas destiné à l'analyse ; et c'est pour ça, à mes yeux, qu'il est d'autant plus intéressant de s'y pencher.

N'ayant pas apprécié cet aspect du roman, j'ai pourtant trouvé bien plus intéressante et acerbe cette application des engagements politiques de Sophie Divry, et bien plus percutante leur énonciation, que lors de la lecture de La Condition Pavillonaire. Tout comme la Cote 400, ce flot ininterrompu d'idées, ces enchaînements vifs et brutaux de situations, entre passages descriptifs, a éveillé une attention particulière, celle que l'on porterait à une discution entre amis, en famille. C'est en cet aspect oral que tiens, à mon sens, la justesse du ton employé ici par l'autrice. Elle révèle le drôle, l'absurde, le tragique de nos vies mondaines.

Sous couvert d'humour et de fantaisie, Sophie Divry signe encore une fois une vision incisive et mordante sur les sujets qui lui tiennent à coeur. Dans la note d'intention, qu'elle nous laisse le soin de déouvrir à la fin, elle insiste d'ailleurs sur cet aspect imaginatif et sincèrement libérée du projet qu'elle offre, en opposition à la finesse rigoureuse de La Condition Pavillonaire.

"C’est ainsi que, alors que j’ai intellectuellement grandi sous l’influence d’une écriture blanche ou plate, en tous points sérieuse, j’ai abouti à son exacte contraire, une écriture gondolée, pour ainsi dire." S. DIVRY

Je vous livre ici l'un des beaux passages, parmi les "gondolés", parmi ceux qui résonnent le plus justement sous mes yeux de lectrice :

"Les retrouvailles entre vingt-cinq personnes qui s'aiment sont très bruyantes. Ma mère parlait. Mes frères parlaient. Ah ! Qu'est-ce que ça parle, dans ma famille ! ça parle, parle et reparle. ça parle bis et parle ter. ça parle forte, ça parle piano. ça parle beau, ça parle bas. ça parle, déparle et pseudoparle. ça parle à bâtons rompus et ça parle à bon escient. ça parle à mi-voix, ça parle à demi-mots. ça parle d'abondance, ça parle dans le désert. ça parle pointu, ça parle haut. Ah ! qu'est-ce qu'ils parlent ! Ah ! Oh !" 

>> Vous aimerez aussi : La Cote 400 (Sophie Divry) / Les Catilinaires (Amélie Nothomb) 

Ici en lien la très révélatrice/intéressante interview de l'autrice, animée par l'écrivain Richard Gaitet pour une série de Podcats littéraires ARTE :

(198) Sophie Divry (1/3) | Bookmakers - ARTE Radio Podcast - YouTube


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